Atlantico : Parmi les seize écrivains les
plus riches au classement Forbes, aucun n’est français. Les Américains
comme Stephen King, Dan Brown ou l’auteure de Fifty Shades of Grey,
E.L. James, qui est en tête avec 95 millions de dollars, occupent le
haut du pavé. Pourquoi les auteurs anglo-saxons se vendent-ils mieux que
les autres ?
Mohammed Aïssaoui :
Cela tient à la langue et aux habitudes de narration. L’anglais est
tellement présent dans le monde que le marché est plus vaste pour eux.
Un auteur français et son équivalent anglophone ne s’adressent pas à des
marchés potentiels de même taille. Mais cela ne tient pas seulement à
la qualité de la diffusion. L’approche littéraire a, elle aussi, son
importance. Les anglo-saxons sont des raconteurs d’histoires ; tous les grands auteurs font du creative writing
(ateliers de création littéraire), alors que jamais vous n’entendrez un
Français dire qu’il est passé par là. En France, un écrivain n’apprend
pas à écrire.
Le classement des auteurs,
que ce soit celui des plus riches ou des plus lus, change très peu d’une
année sur l’autre, et sera sensiblement le même dans cinq ou dix ans.
En effet, ce sont des auteurs prolixes, voire des fabricants,
qui publient trois à quatre romans par an, et chaque fois le succès de
leur nouveau livre draine celui de leurs précédents : lorsque le nouveau est vendu, l’éditeur de poche publie le précédent, qui connaît un deuxième souffle. C’est ce qui est en train d’arriver à David Foenkinos, qui pourtant est un auteur littéraire, grâce à La Délicatesse, qui a eu un certain succès populaire.
Antoine Bueno :
Il existe une bonne et une mauvaise explication. La mauvaise consiste
dans l'auto flagellation toute française selon laquelle nous serions en
pleine chute et que nous devrions imiter les États-Unis – contre-modèle
absolu selon moi -, qui savent raconter des histoires, de manière
efficace, à l'inverse de nous. Cela est faux. En France, nous faisons
beaucoup de littérature mainstream, à savoir tout ce qui n'est pas littérature de genre. Cette littérature mainstream est celle dont on
parle à la rentrée littéraire : romans d'atmosphère, sociaux,
existentiels, etc. Bien évidemment, ces œuvres dont nous raffolons ne
correspondraient pas à l'attente du marché américain. Mais nous
proposons aussi de la littérature de genre, comme les Américains, à la
différence près que celle-ci est minoritaire chez nous : policier,
thriller, science-fiction, fantasy, etc. Ce qui, chez nous, est
une niche, représente l'essentiel de la production littéraire
américaine. Nos deux modèles sont tout simplement inversés.
Pour
autant, nos auteurs de genre seraient-ils moins bons que leurs
homologues américains ? Pas du tout, car nous avons d'excellents story tellers.
Le nombre de publications en France est tel que même si nos auteurs de
genre sont minoritaires, ils restent tout de même nombreux. Nos stars de
la Série noire satisferaient tout à fait le public américain, et c'est
là qu'on en arrive à la vraie raison de leur absence du classement des
auteurs les plus riches : en littérature, comme dans tous les
domaines culturels, la concurrence ente les anglo-saxons et le reste du
monde est asymétrique. Les Américains en particulier, sont extrêmement
protectionnistes, et empêchent la pénétration de produits culturels
étrangers, à moins de les américaniser, comme cela est fait pour les films avec les remakes. Un
auteur français, même s'il vend beaucoup, a très peu de chances d'être
traduit aux États-Unis. Étant très tournés vers eux-mêmes, les
Américains s'en tiennent à leurs propres auteurs.
Que manque-t-il aux auteurs français pour
parvenir à des ventes aussi importantes que celles de leurs homologues
anglo-saxons ? Cela tient-il uniquement à une diffusion moins importante
à l’étranger ?
Mohammed Aïssaoui : Les
faits parlent d’eux-mêmes : les auteurs français qui vendent le plus
dans le monde, par millions, sont Marc Levy, Guillaume Musso, Katherine
Pancol, etc. Michel Houellebecq vend aussi beaucoup, mais dans un
registre différent, en racontant tout de même une société. Ce ne sont pas les romanciers intimistes qui fonctionnent, mais les raconteurs d’histoires.
Le
succès systématique des romans des auteurs appartenant à cette liste
Forbes signifie-t-il que pour qu’un livre rencontre le succès
commercial, il doit répondre à des critères bien spécifiques ? Quels
sont-ils ? Cela se fait-il au prix d’une certaine prévisibilité du
contenu ?
Mohammed Aïssaoui : Il
faut nécessairement une intrigue, un suspense et des rebondissements,
de manière à en faire un « film écrit ». Cette « prévisibilité » peut
donner lieu à des débats, mais ne confondons pas le classement
des meilleurs ventes ou des auteurs les plus riches avec la qualité
littéraire, au risque de tomber dans le snobisme. Ce sont deux choses totalement différentes.
Chaque année, au Figaro, nous procédons au classement des livres les
plus lus, sans pour autant porter un jugement qualitatif comme on le
ferait pour des auteurs littéraires.
Les qualités
de ces ouvrages littéraires sont autres que l’écriture. Le talent de Dan
Brown, pour ne citer que lui, consiste à savoir raconter une histoire
et à tenir en haleine des millions de lecteurs. Ne jugeons pas de la même manière des choses qui répondent à des besoins différents : Fifty Shades of Grey n’a pas été publié avec le Goncourt, ou autre, en ligne de mire, mais pour cibler un lectorat de jeunes mères amatrice de porno soft.
Antoine Bueno :
Il s'agit d'une littérature efficace, comparable à l'écriture des
séries télé. Il existe un certain nombre de techniques identifiées,
systématiquement exploitées. Ces techniques peuvent être modulées à
l'infini, mais elles restent les mêmes. Les livres de Stephen King
fonctionnent très bien, mais il ne s'agit que de variations. Bernard
Werber, dont seule la série des Fourmis a été traduite aux États-Unis, fonctionne sur ce mode.
Pourquoi les auteurs français sont-ils en général moins des « raconteurs d’histoires » que les Américains ?
Mohammed Aïssaoui : Cela
est lié à l’histoire littéraire française. Le Nouveau roman, pendant un
demi-siècle, a cannibalisé la littérature française. Il consiste à ne
pas raconter d’histoire, mais à faire des descriptions. Tous
ceux qui se sont mis à vouloir être écrivains se sont intégrés à ce
moule, et la France n’a jamais vraiment développé les raconteurs
d’histoires. Mais qui sait si dans vingt ou cent ans Marc Levy
sera toujours lu ? Peut-être. On peut supposer avec un peu plus de
certitude que Houellebecq le sera toujours, car il décrit une société à
un moment donné de l’histoire de l’humanité. Stefan Zweig, dont les livres se vendent par milliers, était pris par ses contemporains pour un auteur sentimental…
Propos recueillis par Gilles Bouti